Canetti et son De Vermis Circulis, une approche réaliste.

par Francis Thievicz

31/10/2017

On nous interroge à propos de l’aspect lacunaire du De Vermis Circulis, de l’absence de réponses aux questions qu’il soulève, aux mystères qu’on y entrevoit. Dans cet article, Francis Thievicz tente d’éclaircir les raisons de ce canevas pour le moins labyrinthique.

Lorsque Canetti nous contacta, La Verdière et moi, ce fut d’abord par des emails critiques à propos des Deux Zeppelins. Tout en déclarant apprécier et être lecteur du blog, il s’insurgeait à propos de l’absence de faits réalistes, de la tendance un peu trop onirique et irréaliste des nouvelles. Et puisque lui et moi n’habitions pas très loin l’un de l’autre, nous nous rencontrâmes à quelques reprises pour échanger de vive voix nos points de vue. La Verdière se joignit à nous à quelques occasions.
Parallèlement à ces discussions, Canetti nous envoya quelques fragments qui allèrent devenir le De Vermis Circulis, d’une part pour appuyer ses arguments et d’autre part dans l’optique de tout simplement publier ses écrits. Comme il nous proposa plusieurs fois de collaborer à certains chapitres, nous dûmes lui réclamer son plan général, lui demander où il voulait en venir avec son histoire, sur quoi débouchaient les intrigues, etc. Il répondait ainsi :

 

« Un événement fantastique n'a pas d'explication, il est un ou plusieurs faits étranges ou surnaturels. En général, lorsqu’on est réellement confronté à ce genre de choses, on fuit, parfois on tente d'analyser et d'enquêter, mais souvent on ne sait pas de quoi il s'agit réellement. Le récit fantastique doit parfois s'aligner sur le réalisme et livrer tous les éléments tels qu'ils sont lorsque nous sommes trop sots pour trouver une explication. » ou « L’auteur n’est ni dieu ni démiurge, il n’est ni omnipotent ni créateur tout puissant, seulement une main au service de la traduction de faits tangibles dont il n’est pas le maître. ».

 

C’est le genre de pirouette que lancerait un auteur qui n’a pas su faire le plan de son récit et qui avance à l’aveugle, mais pour Canetti tel n’était pas le cas, il vivait si réellement son De Vermis qu’il le considérait davantage comme une enquête que comme une œuvre littéraire. Il nous envoya par exemple une série de clichés de bord de mer, et lorsque nous lui faisions remarquer que nous reconnaissions l’Estérel il s’insurgeait et nous insultait :

 

« Si vous ne savez pas reconnaître le Cap de la Sorcière retirez-vous de l’enquête et retournez à vos fadaises de bouffonneries oniriques. Je peux très bien continuer seul ! »

 

Il y avait une part de jeu de rôle. Nous nous adressâmes même des cartes postales prétendument envoyées des alentours des lieux dont il est question dans le De Vermis Circulis. Il en réutilisa d’ailleurs certaines parties. Mais sitôt ébauchions-nous des découvertes trop éloquentes, il s’emportait :

 

« Ne recommencez pas à tenter de faire du DVC un récit imaginaire ! Restez au plus près des faits ! Les faits, seulement les faits ! Abandonnez vos théories douteuses et vos procédés littéraires, ici nous devons faire un travail sérieux, nous abstenir de modifier les faits pour servir des desseins plébéiens. Nous avons des documents en main, du tangible, n’y ajoutons rien, et si nous ne sommes pas capables de démêler cette affaire elle restera non classée. Pensez au mystère du Col Dyatlov tel qu’il se présenterait à vous si vous le consultiez, et oubliez vos séries télévisées pour mégères, oubliez les suggestions douteuses de Charles Fort et autres faiseurs de vérités ineptes : nous nous tiendrons aux éléments que nous découvrons, et si la solution ne vient pas au jour elle restera dans ses grouillantes ténèbres. Un homme d’honneur doit savoir rester humble : ne sommes-nous pas tous des cloportes béotiens face à ce vaste monde que nous appréhendons à travers le prisme de nos sens déficients et nos esprits perclus de savoirs caducs ?!»

En ce qui concerne la part lovecraftienne du DVC, c’était un domaine que nous n’abordions qu’avec parcimonie, car Canetti s’emportait alors toujours dans de véhémentes diatribes :

 

« Ses ambiances sont bonnes, ses faits sont justes, mais il enveloppe tout cela dans une prose suggestive, il invoque des entités nées dans son imaginaire pour servir le lecteur plutôt qu’honorer le mystère. Il faut toujours que le neurasthénique lecteur n’ait aucun effort à fournir, il faut toujours enjoliver, faire des manières, décrire avec assez de précision pour que le léthargique singe n’ait pas à s’user les deux neurones qui lui servent de cervelle en se représentant les éléments que l’auteur ne peut pas, lui non plus, connaître. Et tout ça pourquoi ? Pour avoir du succès et devenir riche ? »

 

Il avait grotesquement tort, comme pour bon nombre de sujets, mais c’était sa manière d’expliquer son travail. Il souhaitait placer le lecteur dans une position aussi inconfortable qu’un enquêteur face à un phénomène paranormal tiré d’un dossier abandonné. Frustrer l’esprit après l’avoir nourri de questions.

 

« Imaginez que je vous amène dans des galeries souterraines que je viendrais de mettre à jour. Nous y trouvons des cristaux taillés enchâssés dans des fossiles et des ustensiles artificiels trouvés dans des strates datant de millions d’années. Je ne vais pas me mettre à vous expliquer qu’une civilisation de poulpes a vécu à telle date, a vénéré je ne sais quelle divinité, parlait telle langue, etc. Je serais, comme vous, stupéfait et abruti sous un flot d’hypothèses. »


Canetti avait pour ambition de construire un tout cohérent sans pour autant en détenir les clefs.